Géopolitique de la transition énergétique (II)

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Bulletin GSI de septembre 2023

Géopolitique de la transition énergétique (II)

Sibi Bonfils, GSI

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Les stratégies zéro émissions nettes qui inspirent aujourd’hui la presque totalité des politiques économiques et notamment les politiques de l’énergie, nationales, régionales et mondiales, sont à l’origine d’une transition énergétique sans précédent qui est en train de bouleverser l’ordre énergétique existant et avec lui, les équilibres géopolitiques traditionnels.

La géopolitique de la transition énergétique est née dans ce contexte. Elle fait aujourd’hui l’objet d’études et de publications variées dont celles d’IRENA, notamment A New World, Geopolitics of Energy Transformation[1], préparée par la Commission mondiale sur la géopolitique qu’elle a mise en place en 2018.

Ce numéro du bulletin porte sur la géopolitique de la transition énergétique. Il s’appuie pour cela sur The geopolitics of energy system transformation: a review[2], une revue de littérature réalisée courant 2021 sur différents aspects de cette transition et notamment sur sa nature, son rythme et ses principaux enjeux.

La première partie du dossier publié dans le numéro d’août 2023 du bulletin, traitait du contexte dans lequel se situe la revue, définissait la géopolitique de l’énergie et donnait le contenu de la transformation en cours dans le système énergétique. Elle précisait en particulier que cette transformation est un double processus comprenant i) des « transitions énergétiques à faible intensité de carbone » dans lesquelles une part croissante de la demande d’énergie est satisfaite par des sources d’énergie non fossiles et à faible émission de carbone, et ii) des «°transitions à forte intensité de carbone°» caractérisées par une baisse de la demande de combustibles fossiles.

La seconde partie du dossier, objet du présent numéro du bulletin, porte sur i) les transitions à forte intensité de carbone et ii) les transitions à faible intensité de carbone. Elle en dégage les principaux enjeux dont certains, confligènes, exigent une approche différentiée dans la perspective d’une prise en compte appropriée. L’approche mondiale intégrée de la géopolitique présentée en conclusion du dossier s’inscrit dans cette perspective.

  • Enjeux des transitions à forte intensité de carbone

Dans ce chapitre, la revue ressort et analyse les défis et enjeux liés à la remise en cause par les transitions « à forte intensité carbone », des structures de pouvoir géopolitique construites au fil des décennies dans un contexte dominé par les combustibles fossiles. Elle regroupe ces enjeux dans les quatre rubriques suivantes : i) De la rareté à l’abondance : un nouvel ordre énergétique émergent ; ii) La malédiction des ressources revisitée ; iii) Carbone imbrûlé, actifs échoués et désinvestissement ; iv) Activisme, contraintes du côté de l’offre et transition juste.

  • De la rareté à l’abondance : un nouvel ordre énergétique émergent

Au-delà des pénuries actuelles de combustibles fossiles géopolitiquement fabriquées avec les sanctions et retro-sanctions liées à la crise ukrainienne, le monde vit une période de relative abondance en ce qui concerne ces combustibles. La révolution de schiste et la fracturation hydraulique qui ont suivi les progrès technologique majeurs dans l’exploration et le forage en eau profonde, en ont considérablement accru la disponibilité, indique la revue. Parallèlement, certains changements importants intervenus dans le secteur de l’énergie « affaiblissent les arguments en faveur d’une croissance à long terme de la demande de combustibles fossiles », ajoute-t-elle. L’innovation technologique et la réduction spectaculaire des coûts de production et de stockage des énergies à faibles émissions de carbone tiennent de ces changements, comme les politiques climatiques de plus en plus strictes s’appuyant sur l’amélioration de l’efficacité et de la sobriété énergétiques.

Dans ce nouvel ordre énergétique, indique la revue, « les combustibles fossiles ne sont plus des ressources rares ». Si leurs prix affichent une plus grande volatilité à court terme, la tendance à long terme est baissière. Les conséquences économiques et géopolitiques de ce nouvel état des faits sont multiples : i) l’industrie pétrolière et gazière fera tout ce qui est en son pouvoir, selon la revue, pour éviter la destruction de la demande de ces combustibles, en totale contradiction avec les défis de la carboneutralité; ii) l’inégale répartition de ces combustibles et les différences de coût de production entre pays influenceront de façon différenciée les stratégies des pays producteurs et des entreprises en ce qui concerne la gestion de ces réserves et de la transition; iii) l’équilibre relatif des pouvoirs se déplacera vers les pays producteurs à faible coût; iv) pour autant, il sera de plus en plus difficile, même à ces pays, de faire la loi comme par le passé, dans un système énergétique mondial décarboné, où les combustibles fossiles seraient marginalisés.

  • La malédiction des ressources revisitée 

La malédiction des ressources naturelles se caractérise par une corrélation négative entre abondance en ressources naturelles et croissance économique[3]. Elle désigne la situation économique paradoxale des pays incapables de transformer leur avantage en ressources naturelles en avantages économiques.

Dans le cas du pétrole, beaucoup de ces pays, à l’image de l’Arabie Saoudite, ont exercé un pouvoir géopolitique important. La rente a permis d’acheter la paix sociale et de contrer les convoitises externes sans toujours y parvenir; les conséquences étant, dans bien des cas, une exposition accrue à des guerres civiles parfois téléguidées. L’économie est souvent peu diversifiée.

La revue fait le constat que les études traitant de la malédiction des ressources naturelles abordent peu l’impact que les transformations en cours dans le secteur de l’énergie peuvent avoir sur ces pays. On sait pourtant d’expérience (crise COVID-19) que la baisse de la consommation de pétrole peut entrainer l’effondrement de ses cours et la perte de leurs rentes à la plupart des pays producteurs. Les transitions à forte intensité de carbone, caractérisées par une baisse de la demande de combustibles fossiles, auront les mêmes effets. Et tout indique que les pays producteurs auront à faire face à des crises économiques majeures dont certains ne se relèveraient pas. « Ils voudront éviter d’être victimes à la fois d’une réduction rapide de leur part de marché et de leurs revenus », indique la revue. La guerre des prix qui en résultera pour renforcer les parts de marché et maintenir la rente, fera beaucoup de perdants – les pays où les coûts de production sont élevés – et quelques gagnants – les pays, comme l’Arabie Saoudite, où les coûts de production sont faibles.

Cette guerre, marquée par l’augmentation de l’offre en prévision de la future réduction de la demande qu’exigent les transitions à haute intensité de carbone, alimente le « paradoxe vert » et crée toutes les conditions pour retarder les transformations nécessaires dans le secteur de l’énergie. « Produire autant que possible, aussi vite que possible, entraîne une accélération des émissions et retarde la transformation du système énergétique », souligne la revue.

Les pays producteurs dont les économies sont fortement émettrices de CO2 du fait d’un mix énergétique local dominé par les combustibles fossiles, souffrent de la « malédiction du carbone » qui complique pour eux la transition vers une économie bas carbone.

Leur influence internationale est appelée à s’estomper, à moins que, indique la revue, ils se servent de leurs rentes actuelles pour réinventer leurs économies et l’inscrire dans la dynamique de la transition énergétique. Ils peuvent ainsi, selon la revue :

  • Utiliser leurs revenus pour diversifier l’activité économique et les investissements, et notamment stimuler, au plan national, une politique industrielle verte permettant de sortir de la malédiction du carbone;
  • Faire des réformes fiscales à l’intérieur et à l’extérieur du secteur de l’énergie, pour élargir l’assiette fiscale globale et supprimer progressivement les subventions à la consommation de combustibles fossiles;
  • Tirer avantage de leurs fonds souverains (SWF) pour se protéger de la volatilité des prix à court terme et générer des revenus financiers à long terme à partir de produits diversifiés; notamment en désinvestissant, comme la Suède, de l’industrie des combustibles fossiles, réduisant de la sorte l’exposition au risque d’effondrement de leurs cours.
    • Carbone imbrûlé, actifs échoués et désinvestissement 

L’une des principales recommandations du Scénario Zéro Émissions Nettes d’ici 2050 de l’Agence Internationale de l’énergie a été formulée comme suit : « Aucun nouveau gisement de pétrole et de gaz approuvé pour le développement ; pas de nouvelles mines de charbon ni d’extensions de mines [4]», et cela dès 2021. C’est le prix à payer pour respecter le « budget carbone », à savoir la quantité de carbone qui peut être émise en toute sécurité pour maintenir une chance donnée de rester dans les seuils de l’Accord de Paris.

La conséquence est que des réserves importantes de combustibles fossiles doivent être laissées dans le sol, soit une grosse quantité de « carbone imbrûlé ». La conséquence est aussi que « les infrastructures existantes et dédiées aux combustibles fossiles devront être progressivement supprimées avant la fin de leur durée de vie économique prévue, voire abandonnées avant la finalisation de la construction », créant ainsi un ensemble d’« actifs échoués », souligne la revue.

Tirant les conséquences de l’impact prévisible de la multiplication des « actifs échoués » et de leur ampleur potentielle sur les investisseurs et différents acteurs financiers, des auteurs parlent de « bulle carbone » à l’instar de la « bulle immobilière » américaine qui provoqua une crise immobilière mondiale en 2008.

Dans ce contexte, « banques centrales et régulateurs financiers commencent à prendre en compte le changement climatique en raison du risque qu’il fait peser sur la stabilité financière systémique », souligne la revue. Les investisseurs privés aussi. Les « risques de transition », renforcés par une campagne mondiale de « désinvestissement dans les combustibles fossiles », prennent ainsi de plus en plus place dans la panoplie des risque que ces investisseurs considèrent dans leurs stratégies. La revue cite, pour appuyer cette assertion, des exemples de désinvestissements et aussi l’avertissement adressé par Shell à ces actionnaires dès 2018, un avertissement selon lequel « la pression des campagnes de désinvestissement pourrait avoir un effet négatif important sur le prix de nos titres et notre capacité à accéder aux marchés des capitaux propres »

  • Activisme, contraintes du côté de l’offre et transition juste

Les combustibles fossiles sont profondément enracinés dans le système économique mondial actuel. C’est à juste titre que d’aucuns traitent notre civilisation de civilisation des combustibles fossiles. Ils dictent encore les intérêts, imprègnent les technologies, les infrastructure, les institutions, les normes et aussi les considérations géopolitiques, souligne la revue. Ils vont être difficiles à déloger des mix énergétiques nationaux et peuvent de ce fait freiner les transitions à forte intensité de carbone, créant ainsi ce que des auteurs appellent le « verrouillage carbone ».

Pour lever ce verrou, des activistes mènent une campagne mondiale intitulée « garder-les dans le sol », proposent des moratoires et demandent des interdictions permanentes de nouveaux projets d’exploitation de combustibles fossiles. Une autre campagne mondiale, de loin la plus emblématique des actions visant à limiter l’offre de combustibles fossiles, est celle qui milite pour un « traité de non-prolifération des combustibles fossiles », sur le modèle du « traité de non-prolifération nucléaire ». Un nombre croissant de poursuites judiciaires en matière de droit climatique dont la presse mondiale se fait régulièrement l’écho, sont engagées « à la fois contre des entreprises et des gouvernements qui n’agissent pas sur le changement climatique », souligne la revue.

La perspective de laisser des réserves de combustibles fossiles dans le sol pose cependant de graves problèmes d’équité et de justice. Quels combustibles resteront imbrûlés? Qui devra en pâtir? Les rentes perdues devraient-elles être compensées? Faudra-t-il faire une exception pour les pays en développement et leur permettre « d’extraire plus, pendant une période plus longue que les producteurs des économies avancées » qui eux, disposent des moyens pour absorber les conséquences de telles pertes de ressources?

Le concept de « transition juste » prend tout son sens dans ce contexte. Comment faire en sorte pour que les transitions à haute intensité carbone soient à la fois équitables et légitimes aux yeux des pays concernés – et des travailleurs, actionnaires et citoyens susceptibles de subir ses impacts socio-économiques?  Cette question et d’autres font clairement débat, un débat qui tourne autour des risques géopolitiques, politiques, économiques et sociaux que peuvent induire ces transitions. « Les partisans d’un déclin accéléré de la production de combustibles fossiles doivent réaliser que, s’il n’est pas géré de manière adéquate, il deviendra rapidement une source de conflit géopolitique entre les gagnants et les perdants potentiels qui pourraient faire dérailler les progrès de la transformation du système énergétique », met en garde la revue

  • Enjeux des transitions à faible intensité de carbone

Rappelons, pour mémoire, que les « transitions à faible intensité de carbone » sont celles dans lesquelles une part croissante de la demande d’énergie est satisfaite par des sources d’énergie non fossiles et à faible émission de carbone. Seules les sources d’énergie renouvelable ont été considérées dans la revue.

L’énergie nucléaire qui est également une source d’énergie à faible émission de carbone a ainsi été écartée pour les problèmes de déchets radioactifs, les accidents nucléaires potentiels et son image associée aux armes nucléaires. Son coût est loin d’être maîtrisé et son potentiel de diffusion à grande échelle reste limité malgré les promesses de petits réacteurs modulaires.

La géopolitique du nouvel ordre énergétique va dépendre dans ces conditions des caractéristiques intrinsèques des seules énergies renouvelables, solaire et éolienne notamment, qui vont être les sources d’approvisionnement dominantes. Leur omniprésence va lever l’hypothèque géographique qui donnait, avec les énergie fossiles, une importance géostratégique exagérée à certaines régions et à des détroits où passent les tankers, comme celui d’Ormuz. Ce sont des énergies de flux et non de stocks comme les fossiles. Ellessont inépuisables de ce fait. Cependant, leur faible densité énergétique pose quelques problèmes d’acceptabilité sociale liée à l’étendue des surfaces qu’il faut occuper pour les capter. Leur intermittence exige des capacités de stockage dont la maîtrise laisse encore à désirer. Leur distribution se fait principalement par l’électricité qui va devenir, dans ces conditions, le vecteur énergétique dominant.

Les défis et enjeux qui en résultent et dont traite le chapitre sont ainsi les suivants : i) Électrification : interconnexion et décentralisation ; ii) Nouvelles structures commerciales : chaînes d’approvisionnement à faibles émissions de carbone (Matériaux critiques, Produits à faible émission de carbone et vecteurs énergétiques) ; iii) Numérisation et cybersécurité.

  • Électrification : interconnexion et décentralisation 

Comme futur vecteur énergétique dominant, l’électricité devrait représenter 25% de la consommation mondiale d’énergie en 2030, et 50% en 2050, selon la revue citant l’AIE. Dans le Cadre de l’Agenda 2030 pour le développement durable, elle est au cœur des dynamiques visant la réalisation de l’objectif d’accès universel aux services énergétiques modernes. Les énergies renouvelables– solaire et éolienne – qui en sont les principales sources de production pouvant être déployées à différentes échelles, deux topologies différentes d’électrification, l’interconnexion et la décentralisation, sont mises en œuvre pour la distribuer.

L’interconnexion permet de relier des productions dispersées entre elles et avec les consommations à l’échelle nationale, transfrontalière, régionale et même intercontinentale. Dans le nouvel ordre énergétique dominé par les renouvelables omniprésentes, l’intrconnexion permettrait des échanges d’énergie plus symétriques, ce qui n’est pas du tout le cas pour le pétrole et le gaz. Elle réduit ainsi le risque du recours à l’« arme énergétique » que le monde a connu dans des passés pas lointains. Elle peut être et est déjà le vecteur de « communautés de réseaux » grâce au commerce transfrontalier de l’électricité, renforçant ainsi la coopération régionale. Ajoutons que grâce au couplage de marché qu’elle permet par ailleurs, elle remédie à l’intermittence en même qu’elle améliore la rentabilité des systèmes énergétiques.

La revue tempère ces avantages en rappelant certains risques inhérents aux grands systèmes électriques : leur grande instabilité en cas de panne, les difficultés dans la mobilisation des financements pour des infrastructures à si grande échelle, le manque de confiance entre les partenaires potentiels, avec souvent des soupçons quant aux objectifs géostratégiques cachés. La revue cite à ce propos toute la méfiance que suscite l’initiative Global Energy Interconnexion de la Chine[5]. En outre, les coupure d’électricité pourraient devenir des outils de politique étrangère pour un pays qui en est plus abondamment doté que les autres membres de sa communauté de réseaux, comme on l’a récemment observé pour le Nigeria et le Niger tous deux membres du West African Power Pool.

La décentralisation, la deuxième typologie d’électrification, est un des antidotes à tous ces risques. « La production décentralisée permet à la production et à la consommation d’énergie d’avoir lieu à proximité les unes des autres et aux communautés et aux ménages d’exercer un plus grand contrôle sur leur approvisionnement énergétique par le biais de coopératives énergétiques, d’énergie communautaire », rappelle la revue qui parle i) de démocratisation du système énergétique avec en prime la réduction de la pauvreté énergétique en zone rurale, et ii) de réduction de la concurrence géopolitique.

La décentralisation n’est pas pour autant la panacée, indique la revue. L’autosuffisance peut réduire l’incitation à éviter les conflits. L’analyse du volet énergie de la crise ukrainienne donne quelques indices. La décentralisation peut affaiblir le contrôle des gouvernements centraux et des systèmes fiscaux, surtout si des usagers peuvent se mettre hors réseau. Des communautés ayant acquis l’autonomie énergétique peuvent être tentées par d’autres formes d’autonomies, politiques notamment.

Et par-dessus tout, l’autosuffisance pour les intrants énergétiques (combustibles) peut être réduite à néant par le manque d’intrants matériels et technologiques (matériaux et équipements). C’est l’une des préoccupations géopolitiques majeures des transitions à basse intensité de carbone.

  • Nouvelles structures commerciales : chaînes d’approvisionnement à faibles émissions de carbone

Les minéraux critiques, comme les terres dites rares, et certains nouveaux vecteurs énergétiques, comme l’hydrogène, sont au cœur de la nouvelle dynamique géopolitique. Les structures commerciales et d’approvisionnement dédiées à leur diffusion suscitent les mêmes perceptions à l’origine des tensions entre les différents acteurs, États et entreprises, de la scène énergétique mondiale.

  • Matériaux critiques

On classe dans cette catégorie de matériaux les terres rares et les métaux utilisés dans les technologies d’énergies renouvelables. Ils sont au cœur des chaînes d’approvisionnement émergentes des transitions à faible intensité de carbone.  Les tableaux ci-dessous, tirés d’une publication d’IRENA[6] donnent i) une liste de ces matériaux qui distingue ceux qui sont critiques pour les USA, l’Union européenne et la Chine, ii) les pays producteurs pour quelques-uns, et iii) les technologies de transition à faible intensité de carbone dans lesquelles ils sont utilisés.

La transition bas-carbone devrait entrainer l’augmentation de la demande de ces matériaux. La concentration géographique de la production et des réserves de ces matériaux sont des sources majeures d’inquiétude dans la transition bas-carbone. Elle est appelée à exacerber la concurrence géopolitique. C’est déjà le cas entre les États-Unis, l’Union Européenne et la Chine. Cette dernière produit 63% des terres rares du monde et détient 36% de leurs réserves, indique la revue. La Chine fournit 98% de l’approvisionnement de l’UE et 80% de celui des États-Unis en terres rares. Des auteurs prêtent à la Chine l’intention, selon la revue, de déployer la même stratégie en ce qui concerne le lithium et le cobalt entrant dans la production de batteries pour les véhicules électriques. Les États-Unis et l’Union européenne partagent cette analyse. Ils « redoublent d’efforts pour minimiser leur dépendance en créant des chaînes d’approvisionnement et des technologies alternatives », indique la revue.

Pourrait-on assister à l’émergence d’une nouvelle « malédiction des ressources » reliée aux rentes que ces matériaux sont susceptibles de générer, et surtout, pourra-t-on à nouveau supporter les effets mortifères de la concurrence géopolitique entre les hégémons sur les pays en développement qui disposent de ces ressources? Des auteurs tempèrent ces appréhensions en rappelant i) que les terres rares ne sont pas vraiment rares, plusieurs pays en étant dotés, et ii) que l’innovation technologique est en mesure d’apporter des solutions de remplacement pour certains matériaux, le recyclage pouvant par ailleurs contribuer à diminuer les dépendances.

  • Produits à faible émission de carbone et vecteurs énergétiques

On assiste à un développement accéléré des produits à faible émission de carbone, i) les vecteurs énergétiques comme l’hydrogène ou la bioénergie et ii) les technologies associées comme les panneaux solaires, les éoliennes, les compteurs intelligents ou les véhicules électriques. « Leurs chaînes d’approvisionnement mondiales et leurs réseaux de production peuvent créer de nouvelles sources de concurrence et de conflits géoéconomiques », avertit la revue.

Elle cite le cas des modules solaires photovoltaïques. La Chine assure aujourd’hui 70% de la production mondiale. L’essor de cette industrie en Chine, au début des années 2000, a d’abord été soutenu par la demande internationale. Confrontée aux mesures de protection commerciales prises par l’UE et les États-Unis contre les producteurs solaires chinois, la Chine n’a eu d’autre choix que d’accroître la demande sur son marché intérieur. La conséquence est qu’aujourd’hui, ce pays « détient la capacité solaire installée la plus élevée au monde et reste le plus grand investisseur solaire », souligne la revue.

La bioénergie qui représente aujourd’hui 5% de la consommation totale mondiale d’énergie finale sous forme de bioéthanol, de biodiésel ou de granulés de bois est relativement moins exposée à la concurrence géoéconomique, même si des puissances d’énergies renouvelables, à l’instar du Brésil, se sont constituées autour d’elle. Les principales inquiétudes géopolitiques exprimées à son propos concernent son impact environnemental ou le conflit potentiel avec la production agricole. Le développement en cours de biocarburants de nouvelle génération vient tempérer ces inquiétudes.

Les vecteurs énergétiques à faible émission de carbone, tels que l’hydrogène vert ont un plus grand potentiel confligène dans la nouvelle donne géopolitique. « L’hydrogène vert, celui produit à partir de l’électricité verte, peut aider à décarboner des secteurs difficiles à décarboner comme la sidérurgie; il offre des solutions de stockage à long terme et des options de transport longue distance pour les énergies renouvelables », précise la revue. Avec les baisses rapides et soutenues des coûts de l’électricité verte et des électrolyseurs, l’hydrogène vert est en train de gagner du terrain aux plans politique et économique. Il pourrait, à terme, d’ici 2050, satisfaire jusqu’à 24% des besoins énergétiques mondiaux, indique la revue. Il est souvent perçu comme le « nouveau pétrole » dans la transition bas-carbone. Trois implications géopolitiques d’un marché mondial de l’hydrogène vert seraient ainsi la i) dépendance entre états comme dans le cas du pétrole et du gaz, ii) un changement dans la mosaïque des perdants et des gagnants de la transition énergétique et iii) la rivalité technologique et géoéconomique entre États.

  • Numérisation et cybersécurité

Dans les transitions bas-carbone, caractérisées par une part croissante d’énergies renouvelables variables dans les mix électriques nationaux, on assistera à une numérisation de plus en plus poussée pour en accroître l’interconnectivité, la fiabilité et l’efficacité. La numérisation apporte, avec les TIC et les réseaux intelligents, de la stabilité face à la variabilité, et de la souplesse dans la gestion de réseaux où la distinction entre consommateurs et producteurs va s’estompant.

Les inquiétudes géostratégiques tiennent des nouvelles menaces que crée la numérisation autour de la cybersécurité et de la vie privée des usagers. Les piratages de réseaux constituent des menaces qui se renforcent avec la complexification des systèmes de contrôle associés à l’électrification des usages et aux interconnexions. C’est en termes de sécurité et de vulnérabilité stratégiques que ces questions sont aujourd’hui considérées aux plus hauts niveaux des États. La géopolitique n’est pas loin.

On a assisté, ces dernières années, aux refus catégoriques des autorités européennes de l’entrée des entreprises chinoises d’énergie dans le capital des réseaux électriques et des entreprises de services public européens. L’interdiction du réseau 5G chinois dans l’espace occidental tient sans conteste des mêmes considérations.

La réalité, cependant, est que les cybermenaces s’étendent bien au-delà des systèmes énergétiques bas-carbone, indique la revue. Elles affectent toutes les infrastructure et institutions dépendant de la numérisation, les centrales nucléaires, les plates-formes pétrolières et les pipelines, les banques et les industries. De fait, conclut la revue, au fur et à mesure que le monde deviendra dépendant de l’électricité et des réseaux intelligents, les cybermenaces s’accroitront et s’étendront.

  • Conclusion : Vers une approche intégrée de la géopolitique

Dans le nouvel ordre énergétique qui résultera des transformations en cours dans le secteur de l’énergie, le pétrole perdra la place dominante qu’il a occupé sur les 4 à 5 dernières décennies. Les tension géopolitiques dont il était en partie la source ne disparaitront pas pour autant dans le secteur de l’énergie. Les enjeux des transitions à forte intensité de carbone et à basse intensité de carbone exposés ci-avant l’indiquent assez clairement.

Selon la revue, « le paysage géopolitique actuel reflète la persistance de nombreuses tensions familières associées aux combustibles fossiles, avec la dimension supplémentaire d’un conflit sur le budget carbone restant à l’échelle mondiale alors que les producteurs cherchent à garantir que leurs actifs ne soient pas bloqués et que les rentes ne soient pas perdues ».

Dans un tel contexte, les transitions à forte intensité de carbone généreraient quelques gagnants et beaucoup de perdants. En effet, si la transition n’est pas gérée dans le sens de l’équité, les pays producteurs qui ont les coûts de production les plus faibles accapareraient la demande restante. Ces transitions conduiraient alors à des tensions et des conflits ouverts dans de nombreuses économiques productrices par ailleurs politiquement fragiles dans des régions instables, indique la revue. Pour éviter ce chaos, il faudrait reconnaître les pertes que des pays producteurs vont subir et œuvrer dans la perspective de « transitions justes ». Le Mécanisme de transition juste figurant dans le Green Deal[7] de l’Union Européenne s’inscrit dans cette perspective.

Dans le cas des transitions à faible intensité de carbone, les tensions géopolitiques résultent i) de la concurrence géo-économique pour contrôler les chaînes d’approvisionnement en matériaux critiques associés à la production d’énergie renouvelable, à l’électrification et au stockage de l’énergie ; ii) des interdépendances créées par les infrastructures énergétiques transnationales comme les interconnexions de réseaux; et iii) de l’émergence de nouveaux modèles dans le commerce international des biocarburants et potentiellement de l’hydrogène vert, rappelant à bien des égards les problèmes associés à la production, au commerce et à la consommation de combustibles fossiles.

Le commerce de matières premières énergétiques diminuera. Celui des technologies à faible émission de carbone le remplacera. Les rivalités internationales entre les États et les entreprises déterminés à être les gagnants de cette nouvelle économie mondiale continueront à s’alimenter aux sources des menaces perçues à ces différents niveaux.

La revue suggère une approche plus critique de la géopolitique de l’énergie pour déconstruire ces perceptions. Cette approche prendrait en compte l’ensemble des récits socialement construits autour des transitions énergétiques, et qui sont à la base de ces perceptions. Ces récits concernent le rythme que ces transitions devraient avoir. Le consensus est que ce rythme est bien trop lent pour rencontrer l’objectif de l’Accord de Paris qui est de limiter le réchauffement mondial à moins de 2°C au cours de ce siècle. Le consensus est aussi « que les années 2020 seront la décennie où le début de la fin du système énergétique basé sur les combustibles fossiles se précisera et où les contours géopolitiques d’un système bas carbone commenceront à émerger ».

L’approche critique devrait aider à i) déterminer le rythme idoine pour les transitions et ii) étudier en profondeur les interactions entre ces deux processus, celui dont le début de la fin se précise et l’autre qui est en émergence. Elle devrait aussi permettre de sortir du biais approvisionnement des réflexions traditionnelles sur la géopolitique de l’énergie pour prendre davantage en compte le volet demande des systèmes énergétiques. Les impacts croissants de la sobriété et de l’efficacité énergétiques sur ce volet ont désormais des portées géopolitiques que l’on peut difficilement continuer à ignorer aujourd’hui.

Sur la base de l’ensemble de ces considérations, la revue propose de revisiter les approches courantes de la géopolitique de la transition énergétique. Elle recommande « une approche mondiale intégrée qui cartographierait les deux côtés de la transformation des systèmes énergétiques et les interactions entre eux ». `C’est une telle approche qui permettrait, indique-t-elle, i) de bien comprendre les relations complexes entre la politique et les systèmes énergétiques en évolution, ii) de mettre en lumière les différents facteurs dont dépendent la forme et le rythme de la transformation du Système énergétique, à savoir les intérêts réels et perçus de toutes les parties prenantes impliquées, les menaces et les vulnérabilités et, iii) de déterminer de la sorte les conditions d’une transition gérée et juste sans laquelle les tensions et les conflits géopolitiques ralentiraient la progression vers la carboneutralité.


[1] Global Commission on the Geopolitics, A New Worl, Geoplitics of Energy transformation, 2019, https://www.irena.org/publications/2019/Jan/A-New-World-The-Geopolitics-of-the-Energy-Transformation

[2] Blondeel et Coll, The geopolitics of energy system transformation: a review, June 2021, https://doi.org/10.1111/gec3.12580

[3] Véronique Christophe, La malédiction des ressources naturelle : une question de dépendance ou de de dispersion ? UQAM, 2012, https://archipel.uqam.ca/4947/1/M12515.pdf

[4] IEA, Net Zero by 2050, a Roadmap for the Global Energy Sector, may 2021, https://www.iea.org/reports/net-zero-by-2050

[5] Sibi Bonfils, La GEI, une initiative radicale pour la transition énergétique, https://www.globalshift.ca/la-gei-une-initiative-radicale-pour-la-transition-energetique/

[6] IRENA, Geopolitics of the Energy Transition: Critical Materials, July 2023, https://www.irena.org/Publications/2023/Jul/Geopolitics-of-the-Energy-Transition-Critical-Materials

[7] Sur le New Deal, voir GSI, Les Green New Deals, leviers de transformation du modèle actuel de développement. https://www.globalshift.ca/les-green-new-deals-leviers-de-transformation-du-modele-actuel-de-developpement/