Géopolitique de la transition énergétique (I)

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Bulletin GSI d’août 2023,

Sibi Bonfils, GSI

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  1. Introduction

Au cours de la 2ème moitié du dernier siècle et des deux premières décennies de ce siècle, certaines caractéristiques spécifiques des ressources énergétiques en ont fait des ressources géostratégiques dont le contrôle a façonné un ordre mondial qui domine encore les relations entre les états et détermine leurs stratégies face à des défis globaux comme le changement climatique. Le pétrole et, dans une moindre mesure le gaz et le charbon, ont été au cœur de la dynamique.

Ces ressources, stratégiques de par leur importance dans l’économie mondiale et dans la projection de la puissance militaire pour les hégémons régionaux et globaux, se caractérisent par leur inégale répartition spatiale et des réserves limitées face à une demande en croissance soutenue. Les fortes tensions géopolitiques et certaines aventures militaires qui ont dominé les 6 ou 7 dernières décennies trouvent, pour la plupart, leurs explications dans la volonté des hégémons de protéger les accès à ces ressources.

Comme principales sources des émissions de gaz à effet de serre, ces ressources, fossiles, sont par ailleurs porteuses du risque de changement climatique dont l’atténuation est l’un des plus importants défis humains de ce siècle. Plusieurs accords internationaux, notamment la Convention Climat, le Protocole de Kyoto et plus récemment l’Accord de Paris, ont été ardemment négociés et adoptés pour faire face à ce défi et le relever.

L’objectif de l’Accord de Paris, réaliser la carboneutralité d’ici 2050, est à l’origine des stratégies zéro émissions nettes qui inspirent aujourd’hui la presque totalité des politiques économiques et notamment les politiques de l’énergie. Ces stratégies prônant la transformation complète des systèmes énergétiques nationaux, régionaux et mondiaux, sont à l’origine d’une transition énergétique sans précédent qui est en train de bouleverser l’ordre énergétique existant et avec lui, les équilibres géopolitiques traditionnels.

La géopolitique de la transition énergétique est née dans ce contexte. Elle fait aujourd’hui l’objet d’études et de publications variées. Le rapport A New World, Geopolitics of Energy Transformation[1], de la Commission mondiale sur la géopolitique mise en place par l’IRENA est l’une de ces publications déjà présentée dans le numéro de mars 2019 de ce bulletin[2]. L’IRENA elle-même a récemment publié deux dossiers intitulés respectivement Géopolitique de la Transformation énergétique, Le facteur hydrogène[3] et Geopolitics of energy Transition, Critical Matérials[4]. L’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) traite plus ou moins directement de cette question dans plusieurs de ses rapports et notamment dans ses perspectives énergétiques mondiales (World Energy Outlook)[5], le plus souvent sous l’angle de la sécurité d’approvisionnement, des matériaux critiques et des technologies. Plusieurs milliers d’autres dossiers, de vidéos et de webinaires abordent sous divers angles la nouvelle donne géopolitique avec souvent, cependant, un biais marqué, celui de la place dans cette donne des matériaux critiques entrant dans les technologies d’énergies renouvelables.

Ce numéro du bulletin s’appuie, pour présenter cette nouvelle donne géopolitique, sur l’article de Blondeel et coll[6]. qui l’aborde dans ses différents aspects à travers une revue des recherches de la dernière décennie, lesquelles en examinent la nature et le rythme et/ou en identifient les principaux défis. La revue propose un rappel succinct sur la géopolitique de l’énergie. Ce rappel est suivi de l’examen de la nature et du rythme des transitions. Ce qui permet de ressortir les principaux enjeux des transformations en cours dans le secteur de l’énergie et de suggérer une approche rendant « possible une transition gérée et juste, la seule à même de réduire les tensions et les conflits résultant des dites transformations »

  1. Énergie et géopolitique

La revue rappelle dans quel contexte (celui des empires coloniaux occidentaux) l’étude de la géopolitique a été établie et comment le concept a évolué, notamment pendant la guerre froide, et retient la définition suivante. « Aujourd’hui, la géopolitique conventionnelle reste particulièrement concernée par l’exploration et l’explication du rôle des facteurs géographiques (tels que la localisation territoriale et/ou l’accès aux ressources) dans la formation de la politique nationale et internationale ».

Géopolitique : aux origines du concept[7]

Selon Rudolf Kjellen (Suède, 1889) qui en proposa la 1ère définition en s’inspirant des travaux du géographe allemand Friedrich Ratzel, la géopolitique est « la science de l’État considéré comme organisme géographique ou comme entité dans l’espace ». Il voit l’État comme pays, territoire, domaine ou comme règne; et la géopolitique comme science politique assurant l’unité étatique et contribuant à la compréhension de la nature de l’État

Mais pour Friedrich Ratzel, l’État est « comme un être vivant qui naît, grandit, atteint son plein développement, puis se dégrade et meurt ». L’état, pour vivre (ou survivre), doit s’étendre et fortifier son territoire. Le politique doit pour cela, mettre en place une politique volontariste pour accroître la puissance de l’État.

Les développements ultérieurs de cette vision de la géopolitique vont déboucher sur les conquêtes coloniales et aussi… sur le nazisme.

La géopolitique de l’énergie, influencée par cette acception conventionnelle de la géopolitique est définie « comme l’influence de facteurs géographiques, tels que la répartition des centres d’offre et de demande, sur les actions étatiques et non étatiques visant à assurer un approvisionnement énergétique adéquat, abordable et fiable ». Elle donne sens aux différends entre les grandes puissances et aux tensions sur les régions riches en hydrocarbures (Golfe persique, Golfe de Guinée, Mer caspienne) ou sur les détroits (Ormuz) et, plus récemment, sur les gazoducs (Nord stream).

La géopolitique, une façon de faire avouer aux évènements leur signification profonde 

Pour François Thual[8] de l’IRIS, « La géopolitique n’est pas une science, c’est une méthode, une “façon de faire avouer” aux évènements leur signification profonde »

Cette méthode répond beaucoup plus aux besoins contemporains de comprendre l’information que les médias nous livrent chaque jour, afin de ne plus la subir.

Elle consiste à poser les bonnes questions face à un évènement (tension, crise, conflit, guerre, négociations) : Qui veut quoi?  Avec qui?  Comment?  Pourquoi?

Elle permet ainsi d’identifier les acteurs, analyser leurs motivations, décrire leurs intentions, repérer les alliances en gestation ou, au contraire, les alliances en voie de déconstruction, que ce soit au niveau local, régional, continental ou international.

Avec la place que prennent ou que doivent prendre les énergies renouvelables dans les mix énergétiques nationaux en raison de la lutte contre le changement climatique, une nouvelle géopolitique de l’énergie est en train de se développer, indique la Revue. Cette géopolitique reconnait que l’énergie ne se réduit pas aux seules hydrocarbures et que les caractéristiques géotechniques propres aux nouvelles sources d’énergie peuvent avoir des conséquences politiques. Mais elle reste encore enracinée dans les approches conventionnelles réalistes, centrées sur l’État et les compétitions entre grandes puissances pour l’accès aux sites et aux ressources dites stratégiques.

La Revue relève l’émergence d’une géopolitique critique en opposition avec les approches réalistes. La géopolitique critique considère la géopolitique comme « une construction sociale se reflétant dans les discours variés et concurrents des acteurs étatiques et non étatiques », lesquels reproduisent des clichés visant à légitimer les relations de pouvoir. Dans cette acception, la concurrence géopolitique pour des ressources énergétiques rares est imaginaire ou construite à l’image du discours sur le « pic pétrolier ».

Le pic pétrolier

Marion King Hubbert a fait une prédiction audacieuse en 1956 selon laquelle la production pétrolière dans les 48 États américains atteindrait son maximum au début des années 1970. Sa prédiction était basée sur une analyse mathématique de l’histoire temporelle des découvertes cumulatives, de la production et des réserves restantes pour une ressource limitée[9].

Sa méthodologie a ensuite été appliquée dans les années 60 à la production mondiale de pétrole. Elle situait le pic pétrolier (peak oil), le sommet de la courbe d’extraction mondiale de pétrole, en 2000.

On sait aujourd’hui que la production américaine a largement dépassé le maximum annoncé, comme la production mondiale dont les calculs les plus savants situent désormais le pic en 2030 pour certains, voire 2048 pour d’autres.

Plusieurs progrès technologiques dans l’exploration et l’extraction du pétrole qui ont mené à de nouvelles découvertes et débloqué des ressources pétrolières jusqu’alors inaccessibles ont radicalement changé le niveau des réserves et, en conséquence, le niveau du pic et sa date. La révolution du schiste tient de ces progrès.

La baisse attendue de la demande de pétrole, imputable aux stratégies mondiales de lutte contre le changement climatique, est à l’origine du concept de pic de la demande de pétrole qui, s’il se produit, rendrait sans objet les angoisses d’un pic de production qui laisserait de la demande insatisfaite.

Une vision et une analyse critiques des faits seraient de rigueur pour comprendre en profondeur les relations complexes entre l’évolution des systèmes énergétiques, la géographie et la politique (internationale), indique la Revue. Une approche systémique (intégrée) de la géopolitique (Whole systems geopolitics) faisant la synthèse entre les volets conventionnels et critiques trouve ici sa justification. Elle considère que les configurations géographiques changent au fil du temps en fonction des changements politiques, économiques et socio-technologiques, et non l’inverse. Elle considère aussi que la politique et l’élaboration des politiques constituent les forces motrices du changement du système énergétique et des discours géopolitiques associés. Elle rejoint en cela, indique la Revue, les tenants de l’anthropocène affirmant que la géopolitique façonne maintenant les climats futurs, et non l’inverse.

  1. Transformation du système énergétique

La Revue utilise la terminologie Transformation du Système Énergétique (TSE – EST) qui décrit bien mieux les profonds changements structurels en cours dans le secteur, lesquels touchent son organisation et son fonctionnement, ainsi que les relations sociales et de pouvoir qui s’y sont constituées au fil du temps. Elle considère que la transformation et les changements en cours sont motivés par la nécessité de réduire l’intensité carbone du système énergétique.

Ces bases étant posées, la Revue aborde deux aspects de la TSE qui font aujourd’hui débat, le rythme et la nature de la transition énergétique.

Le rythme approprié est celui qui ressort des travaux de l’Agence Internationale de l’énergie qui ont établi que pour réaliser l’objectif zéro émissions nettes d’ici 2050, les émissions totales de CO2 doivent diminuer d’environ 45 % par rapport aux niveaux de 2010, d’ici 2030.

Plusieurs auteurs, considérant que les transitions énergétiques sont des processus longs et prolongés mettant des décennies, voire des siècles, à se produire, trouvent ce rythme irréaliste et intenable[10]. Ils évoquent pour cela la taille et la complexité de l’infrastructure énergétique existante, et donc son inertie face au changement. Ils évoquent aussi ce que la Revue appelle les héritages institutionnels, lesquels protègent le statu quo et verrouillent toute sortie de la dépendance aux combustibles fossiles.

D’autres auteurs indiquent que les transitions rapides peuvent se produire aux différents niveaux, combustibles, services et dispositifs d’utilisation finale, si elles sont consciemment pilotées. Le vaste consensus mondial actuel, motivé par les impératifs environnementaux, les progrès remarquables dans les technologies énergétiques permettant des sauts qualitatifs en matière d’énergie propre, constituent pour ces auteurs d’indéniables atouts pour un pilotage conscient de la transition.

Le second aspect de la TSE en débat est la nature de la transition. La Revue rappelle à ce niveau que la transition énergétique implique le passage i) d’une ou de plusieurs ressources énergétiques primaires dominantes et de leurs technologies et forces motrices associées, à ii) d’autres ressources, technologies et forces motrices associées. Elle souligne qu’on est encore loin du compte et que les sources d’énergie bas-carbone n’ont pas encore commencé à remplacer les combustibles fossiles dans le mix énergétique mondial. Mais, indique-t-elle, centrer le débat sur ce seul point, celui des choix technologiques, tend à masquer les autres dimensions (politiques, économiques, sociales et culturelles), et dynamiques (spatiales ou géographiques) de la transformation en cours dans le secteur de l’énergie.

Ces dimensions et dynamiques gagneraient à être bien comprises pour réussir le pilotage conscient d’une transition appelée à produire, selon la Revue, des changements sociétaux profonds du même ordre que ceux induits par le passage aux économies de marché aux 18e et 19e siècles. Avec la TSE, il faut en effet s’attendre, avance la Revue, à des bouleversement concernant autant « les arrangements institutionnels, les dimensions géopolitiques que les répartitions inégales du pouvoir qui structurent et sont structurées simultanément par les trajectoires historiques et futures des systèmes énergétiques ». La TSE annonce ainsi un « nouvel ordre énergétique » qui rebat les cartes géopolitiques en ce qui concerne l’offre et la demande d’énergie.

Les avis divergent quant aux tensions géopolitiques liées à l’énergie dans ce nouvel ordre. Certains soutiennent qu’elles déclineraient, d’autres qu’elles se maintiendraient, mais sous de nouvelles formes. Seule une analyse profonde des différents enjeux de la transformation en cours permettrait de répondre intelligemment à ces questionnements, propose la Revue.

La Transformation du Système Énergétique (TSE) est un double processus, indique la Revue. Ce processus comprend, selon elle, i) des « transitions énergétiques à faible intensité de carbone » dans lesquelles une part croissante de la demande d’énergie est satisfaite par des sources d’énergie non fossiles et à faible émission de carbone, et ii) des «°transitions à forte intensité de carbone°» qui entraînent une baisse de la demande de combustibles fossiles. Une analyse soignée de ces deux composantes de la TSE a été conduite dans le but de mieux en cerner les différents enjeux, en comprendre les interactions, et dégager des stratégies pertinentes pour une TSEgérée et juste, et moins confligène.

Voici un aperçu de cette analyse, laquelle sera développée dans le prochain numéro du bulletin.

  1. Enjeux des transition à forte intensité de carbone

La revue distingue quatre enjeux importants pour ces transitions et les énonce comme suit dans les sous-titres de ce chapitre : i) De la rareté à l’abondance : un nouvel ordre énergétique émergent ; ii) La malédiction des ressources revisitée ; iii) Carbone imbrûlé, actifs échoués et désinvestissement ; iv) Activisme, contraintes du côté de l’offre et transition juste.

  1. Enjeux des transitions à faible intensité de carbone

La Revue distingue ici trois enjeux et les énonce comme suit : i) : Électrification : interconnexion et décentralisation ; ii) Nouvelles structures commerciales : chaînes d’approvisionnement à faibles émissions de carbone (Matériaux critiques, Produits à faible émission de carbone et vecteurs énergétiques) ; iii) Numérisation et cybersécurité

  1. Vers une approche systémique de la géopolitique

Ce qui est clair aujourd’hui, indique la Revue, c’est que la décennie en cours sera la décennie où le début de la fin du système énergétique basé sur les combustibles fossiles se matérialisera et où les contours géopolitiques d’un système à faible émission de carbone commenceront à se préciser.

La revue recommande une approche systémique de la géopolitique qui cartographie les deux côtés de la transformation et les interactions entre eux pour dégager des stratégies vers une transition gérée et juste, laquelle permettrait de réduire les tensions et les conflits susceptibles de ralentir les progrès de la décarbonisation.


[1] Global Commission on the Geopolitics, A New Worl, Geoplitics of Energy transformation, 2019, https://www.irena.org/publications/2019/Jan/A-New-World-The-Geopolitics-of-the-Energy-Transformation

[2] Global Shift Institute, La transition énergétique en cours va transformer le monde, mars 2019, https://www.globalshift.ca/la-transition-energetique-en-cours-va-transformer-le-monde/

[3] IRENA, Géopolitique de la Transformation énergétique, Le facteur hydrogène, 2022,

[4] IRENA, Geopolitics of energy Transition, Critical Materials, 2023,

[5] IEA, World Energy Outlook, The gold standard of energy analysis, https://www.iea.org/topics/world-energy-outlook

[6] Blondeel et Coll, The geopolitics of energy system transformation: a review, June 2021, https://doi.org/10.1111/gec3.12580

[7] Éditions Ellipses, Aux origines de la géopolitique : l’école allemande, https://www.editions-ellipses.fr/index.php?controller=attachment&id_attachment=40512

[8] François Thual, Méthodes de la géopolitique. Apprendre à déchiffrer l’actualité, Paris, Ellipses, 1996.

[9] Springer Link, Hubbert Peak Theory, https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-90-481-2383-4_10#:~:text=M.,reserves%20for%20a%20finite%20resource.

[10] GSI, Pour la transition énergétique en cours, des réalités incontournables, mars 2023, https://www.globalshift.ca/pour-la-transition-energetique-en-cours/