Pour la transition énergétique en cours, des réalités incontournables

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Bulletin GSI de Mars 2023

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Pour la transition énergétique en cours, des réalités incontournables

Sibi Bonfils, GSI

  1. Introduction

Plusieurs articles récents et aussi des livres attirent notre attention sur la spécificité de la transition énergétique en cours. Elle ne sera pas de tout repos nous dit Daniel Yergin dans un article publié en 2022[1] sur le site du Fonds Monétaire International. Nous avons besoin de bien plus que le solaire et l’éolien pour réaliser une transition énergétique propre, renchérit Andrew Stanley[2] sur le même site. Pour Vaclav Smil[2.1], l’erreur est de considérer la transition comme la tâche distincte et bien délimitée consistant à remplacer les combustibles carbonés par des alternatives non carbonées. La décarbonation de notre économie, poursuit-il, est « notre défi le plus coûteux.  Elle n’a ni début ni fin clairs et affecte tous les aspects de la vie[3] ».

Ce numéro du bulletin revient sur le thème de la transition énergétique dans une perspective visant à partager une information d’intérêt sur la spécificité de la transition en cours et sur quelques réalités fondamentales qui doivent être prises en compte si l’on veut la réussir. Il donne auparavant un aperçu des transitions passées, un aperçu tiré des travaux de Vaclav Smil. Ce qui permettra i) de mettre en lumière les dites-spécificités et les réalités fondamentales qu’elles recouvrent, et ii) de les présenter.

  1. On n’en est pas à la première transition

La longue histoire de l’énergie qui s’étend sur des millénaires est jalonnée de grandes transitions énergétiques qu’a décrites en profondeur Vaclav Smil dans plusieurs ouvrages et articles[4][5][6] . Ces travaux ont inspiré l’article La transition énergétique au crible de l’Histoire[7] publié en 2013 dans Liaison Énergie Francophonie (LEF) et dont quelques éléments sont repris ici. Les transitions y sont caractérisées par

  1. Les énergies exploitées par l’être humain pour répondre à ses besoins de nourriture, de confort, de déplacement ou de production de biens et services. Ces énergies sont sous forme de flux (rayonnement, eau, vent) ou de stocks (plantes comestibles, biomasse, animaux, charbon, combustibles fossiles et nucléaires) ;
  2. Les dispositifs, et notamment les forces motrices, utilisés pour capter et transformer ces formes d’énergie en services utiles comme l’entretien du métabolisme basal, l’éclairage, le chauffage, la climatisation, la mobilité ou le fonctionnement des outils.

Ces caractéristiques permettent de distinguer trois grandes périodes historiques marquées par des transformations profondes en ce qui concerne i) les formes d’énergie exploitées et ii) les dispositifs et forces motrices de captage et de transformation de cette énergie en services utiles.

La première période allant de la préhistoire à la fin de l’antiquité est dominée sur la majeure partie du temps, par i) la nourriture comme unique source d’énergie et ii) l’appareil digestif du chasseur-cueilleur comme dispositif de conversion de la nourriture en énergie utile et ses muscles comme unique force motrice. Les puissances déployées sont de l’ordre de 100 à 900 W. Cette période connaît une première transition énergétique avec :

  • la maîtrise du feu, comme premier mécanisme extra-somatique de conversion d’énergie. La biomasse entre en scène comme source d’énergie ;
  • l’introduction de la traction animale, inaugurant l’apparition d’une première force motrice non-humaine, permettant un gain de puissance d’un facteur 2 à 5.

Les moulins à eau et les navires à voile qui apparaissent à la fin de cette période annoncent la transition suivante.

La seconde période allant de l’an 500 à l’an 1700, voit la diffusion massive des premières forces motrices extra-somatiques utilisant le vent et les cours d’eau comme source d’énergie. Les moulins à vent et les moulins à eau développant des puissances unitaires de 4 à 5 kW, soit 5 à 6 chevaux, de même que les bateaux à voile, constituent les bases de la seconde transition énergétique. Le feu comme moyen de conversion de la biomasse, les forces motrices humaines et non-humaines n’ont cependant pas disparu. Des outils plus performants (soufflet, poulies et treuils, joug d’épaule pour les animaux de trait…) et une alimentation améliorée ont permis d’en renforcer les rendements et les puissances. On notera que le spectre des sources d’énergie s’est élargi avec le vent et les cours d’eau qui sont venus s’ajouter à la nourriture et à la biomasse..

La troisième période allant du 18e siècle à la fin du 20e siècle apporte des changements radicaux avec l’entrée en scène des combustibles fossiles et de forces motrices d’un nouveau genre résultant de la transformation de la chaleur en énergie mécanique. Des transitions énergétiques majeures s’opèrent au cours de cette période. Elles voient :

  • La domination du charbon minéral comme combustible et de la machine à vapeur puis de la turbine à vapeur comme forces motrices. Les puissances unitaires de l’ordre de 20 000 W (25 chevaux, 5 moulins) au début, atteignaient les 100 000 W (l’équivalent de 125 chevaux) dès 1800, puis le million de Watts ;
  • L’entrée en scène du pétrole comme combustible et des moteurs à combustion interne comme forces motrices. Au-delà des gains considérables en puissances unitaires, la baisse radicale du ratio poids/puissance qu’introduisent ces nouvelles forces motrices a rendu possibles des puissances embarquées de plus en élevées ayant permis l’aviation. Ce ratio était de 8 à 10g/W pour l’avion des frères Wright (1903). Il descend dès 1913 à 0,2g/W avec les moteurs à réaction inventés à cette date.
  • L’arrivée du gaz naturel plus tourné vers le confort domestiques (chauffage) et la production d’électricité.

L’électricité s’impose sur cette période avec une nouvelle force motrice, le moteur électrique qui révolutionne la distribution de l’énergie mécanique dans les usines, faisant petit à petit disparaître courroies et arbres de transmission. Elle a permis l’introduction de nouveaux dispositifs (électronique) de transformation de l’énergie en services utiles qui sont à l’origine des Technologies de l’information et de la communication (TIC) et de la révolution tant informatique que cybernétique.

De nouveaux modes de production d’énergie dédiées à l’électricité, les réacteurs nucléaires à fission, les turbines hydroélectrique et éolienne, et le photovoltaïque, voient le jour sur cette période. L’infographie suivante tirée de l’article d’Andrew Stanley cité plus haut, donne un aperçu illustré de l’évolution dans le temps de la part des différentes sources d’énergie introduites dans le mix énergétique au cours de la dernière période allant de la fin du 17e siècle jusqu’au du 21e siècle.

 

Les graphiques suivants tirés des travaux de Vaclav Smil et de l’article de LEF 93 (SB, 1993) cité ci-dessus complètent cette infographie avec une plus longue perspective tant pour l’évolution des combustibles que pour celle des forces motrices.

  1. Vers une nouvelle transition ?

Au terme de ce long processus d’évolution, les mutations successives ont permis d’élargir la gamme des sources d’énergie et des dispositifs de leur transformation en services utiles. Les nouveaux services créés ont permis des changements majeurs aux plans individuel et collectif. L’individu a, de façon générale, gagné en qualité et niveau de vie. Une communauté humaine mondiale a vu le jour et essaie aujourd’hui de faire face collectivement aux défis que lui posent les conséquences, parfois délétères, de cette exceptionnelle évolution.

Cette évolution a en effet créé une excessive dépendance aux combustibles fossiles. L’utilisation de ces combustibles est responsable des émissions de gaz à effet de serre et donc des changements climatiques menaçant l’habitabilité même de la biosphère et donc les conditions dans lesquelles la vie est apparue et a prospéré sur la terre. En outre, l’inégale répartition géographique de ces ressources est à l’origine de violentes tensions géopolitiques, voire de conflits armés dont le nombre est allé et ira croissant.

Par ailleurs, l’accès aux services énergétiques utiles reste extrêmement inégalitaire. 20 % de la population mondiale (les plus pauvres) n’a pas accès à l’électricité et 1/4 ne dispose encore que de la biomasse pour répondre à ses besoins de cuisson et de chauffage, alors que 15% de cette population, dans les pays développés, en tire pleinement avantage, consommant les 3/4 de l’énergie commerciale produite[8].

Ces constats participent de ceux qui sont à l’origine du lancement, à la fin du siècle dernier, d’un processus visant un changement radical de paradigme énergétique, celui en vigueur conduisant à une impasse en termes de sécurité, de climat, de développement économique et d’équité sociale. Le résultat de la nouvelle transition que ces constats exigent, devrait être un système énergétique plus durable, plus respectueux de l’équilibre écologique à long terme et de l’équité intra et intergénérationnelle. Il devra aussi lever les hypothèques sur la sûreté et la sécurité des approvisionnements et sur le développement économique(SB, 2013). L’accord de Paris sur le climat et l’Agenda 2030 pour le Développement durable précisent quelques-unes de ses caractéristiques : un accès universel aux services énergétiques modernes d’ici 2030 et la neutralité carbone d’ici 2050.

  1. Nouvelle transition énergétique, des réalités incontournables

Comme on peut le noter dans ce qui précède, le principal moteur de la nouvelle transition est une volonté politique portée par l’ensemble de la communauté internationale. En cela, cette transition diffère radicalement, selon Yergin, de toutes celles qui l’ont précédée, lesquelles s’expliquaient pour l’essentiel par des avantages économiques et technologiques qu’elles apportaient (DY, 2022). Par exemple le passage du charbon minéral au pétrole comme combustible dominant tient de ce que le pétrole a rendu possibles des forces motrices d’un type nouveau ayant permis des gains considérables de puissances unitaires et une baisse sans précédent du ratio poids/puissance à l’origine de l’aviation.

La nouvelle transition diffère aussi des précédentes au niveau de son objectif qui, selon Yergin, « n’est pas uniquement d’introduire de nouvelles sources d’énergie, mais de repenser entièrement le socle énergétique d’une économie mondiale qui pèse aujourd’hui 100 000 milliards de dollars et d’y parvenir en juste un peu plus d’un quart de siècle ».(DY, 2022)

Vaclav Smil a recensé les différences caractéristiques de cette transition dans un article de 2016[9] citant les « 12 réalités de base qui doivent être gardées à l’esprit en regardant vers l’avenir ». Il s’agit des leçons tirées de l’analyse de la longue et riche histoire de l’énergie et des transitions successives.

Il souligne dans cet article que si les rythmes des transitions au niveau national vont de très lents (plus d’un siècle) à très rapides (quelques années seulement), ils ont toujours été plutôt progressifs et longs à l’échelle mondiale.

Le passage du bois de feu au charbon minéral comme combustible dominant a ainsi pris plus d’un siècle dans les pays européens (Grande Bretagne, France, Allemagne) et aux USA. A contrario, le pétrole s’est très rapidement substitué au bois et au charbon minéral dans un pays comme le Japon où sa part dans l’approvisionnement en énergie primaire est passée de 6% à 72% en seulement 20 ans, entre 1950 en 1970. Dans le cas des Pays-Bas, le passage du charbon minéral au gaz naturel n’a pris qu’une décennie. Tout dépend de fait de la disponibilité de la ressource mais aussi de la taille de l’économie et de l’étendue des infrastructures à remplacer. Le niveau de diffusion des dispositifs de transformation du combustible en services utiles et des forces motrices idoines est aussi un facteur important.

A l’échelle mondiale, le charbon minéral a mis 35 ans pour passer de 5% (1840) de l’approvisionnement mondial en énergie primaire à 25%, et 60 ans pour atteindre 50%. Dans le cas du pétrole, il a fallu 40 ans pour passer de 5% à 25%. Soixante (60) années ont été nécessaires pour le gaz naturel. Les infrastructures (forages, pipelines, raffineries, usines de liquéfaction, pétroliers géants) qu’il a fallu développer pour la diffusion de ces deux combustibles expliquent ces délais. Il faut également souligner que du fait de la diversification des sources d’approvisionnement, les niveaux de contribution atteints par la biomasse (80 à 90%) et le charbon minéral (50 à 60%) ne sont plus de mise. Le pétrole a plafonné à 40% (1970) et ne représente aujourd’hui que 30% de l’approvisionnement. Selon Smil, le gaz naturel n’atteindra jamais les 30% (VS, 2016).

Smil est revenu sur ces réalités de base dans un article plus récent (VS, 2020)[10] en confrontant ces analyses historiques avec ce que nous avons (le système énergétique existant dominé par les combustibles fossiles) et ce que nous désirons avoir (un système énergétique décarboné avec un accès universel aux services énergétiques modernes) tout en faisant ressortir les limites des innovations techniques mises de l’avant. Il a centré son intervention sur 6 réalités fondamentales dont un aperçu est donné ci-après.

 

  1. Il n’y a rien de nouveau en matière de transitions énergétiques.

Les transitions énergétiques passent non seulement par l’évolution de l’approvisionnement en énergies primaires (combustibles ou électricité primaire) mais aussi par la mise en place de nouveaux convertisseurs (allant des chaudières aux moteurs électriques) et de nouvelles forces motrices utilisées pour produire les énergies thermiques, électriques et mécaniques nécessaires à la production alimentaire et industrielle, à la construction, à la fourniture de différents services et des transports. Sans les turbines à gaz, le kérosène issu du raffinage du pétrole n’aurait servi que pour l’éclairage. Il n’aurait pas révolutionné le transport avec l’aviation.

La domination d’une source d’énergie, d’un convertisseur ou d’une force motrice ne signe pas la disparition des autres. Le plus souvent, tous coexistent. Ainsi, indique Smil, l’histoire de l’ère industrielle pourrait être considérée comme une séquence continue de transitions vers des combustibles plus pratiques et plus propres (du charbon au pétrole brut, au gaz naturel et à l’électricité primaire), vers de meilleures forces motrices extra-somatiques (des moteurs à vapeur aux turbines à vapeur et à la combustion interne) et vers une plus grande part de l’énergie finale consommée sous forme d’électricité.

  1. Toutes les transitions énergétiques ont leurs spécificités, mais celle en cours est vraiment inédite.

Dans les transitions passées, les différences entre pays sont substantielles en ce qui concerne i) la composition de l’approvisionnement en énergie primaire et les changements intervenus au cours des siècles, ii) les taux d’adoption de nouveaux convertisseurs et forces motrices et iii) les parts de la demande en énergie finale. Les différences que l’on observe encore aujourd’hui dans le monde entre pays au niveau des taux d’électrification, de motorisation et de possession de convertisseurs domestiques (climatiseur, électroménagers…) sont significatives de ce point de vue.

La transition énergétique en cours a d’autres spécificités qui la rendent unique. Ces spécificités tiennent des raisons qui motivent son accélération, de l’ampleur qu’elle requiert, et des caractéristiques (intermittence et faibles densités d’énergie et de puissance) des sources d’énergie sur lesquelles elle doit se construire.

  1. La décarbonation de la consommation mondiale d’énergie n’est en effet pas due à des pénuries de ressources et à des prix excessifs, ni à la nécessité d’améliorer les rendements et d’accroître la fiabilité de l’approvisionnement.

Les ressources fossiles sur lesquelles est bâti le système énergétique actuel, héritier des transitions précédentes, sont abondantes et, au rythme actuel d’utilisation, elles peuvent couvrir les besoins sur plus de 50 ans pour le pétrole, plus d’un à deux siècles pour le gaz et le charbon, selon l’Agence Internationale de l’énergie. De surcroît, les gains d’efficacité obtenus au cours des dernières années dans leur extraction, leur traitement, leur transport et leur utilisation ont permis des baisses substantielles de coûts qui les ont rendus largement abordables. Smil cite l’exemple des derniers avions de ligne qui consomment moins d’un tiers de kérosène par passager et par kilomètre que les premiers modèles commerciaux de la fin des années 1950.

La conclusion évidente est finalement que l’approvisionnement en énergie à base de combustibles fossiles est très fiable. Le seul objectif qui motive l’abandon de ces sources d’énergie abondantes, abordables et fiables est l’élimination éventuelle du carbone fossile de l’approvisionnement énergétique mondial. Smil juge irréalistes, voire irresponsables, les affirmations envisageant un monde sans carbone ou, à tout le moins, des pays dont l’approvisionnement énergétique serait sans carbone d’ici 2030. Pour lui, ces affirmations ignorent à la fois i) l’ampleur requise pour la décarbonation mondiale et ii) la nécessité d’augmenter encore l’approvisionnement en énergie dans les pays à faible revenu, notamment dans la perspective de l’accès universel aux services énergétiques modernes.

  1. Des réductions, même modérées, des émissions mondiales annuelles de carbone sont difficiles à réaliser, i) parce que notre dépendance aux combustibles fossiles est énorme, ii) que la majeure partie de l’humanité a besoin de plus d’énergie et iii) que cette dernière exigence ne peut être satisfaite par une expansion rapide des énergies renouvelables.

« L’ampleur de la substitution est décourageante » indique Smil. En comparant le chiffre de 32 Gt de CO2 émis en 2019 au niveau mondial au 21,4 Gt d’émissions de 1992, l’année de l’adoption de la Convention Cadre des Nations Unies sur le Changement climatique (UNFCC), il pointe du doigt une réalité incontournable : « Non seulement il n’y a pas eu de décarbonisation de l’approvisionnement énergétique mondial, mais au cours du dernier quart de siècle de préoccupations croissantes concernant le réchauffement climatique et d’appels constants à une décarbonation rapide, le monde a accru sa dépendance absolue au carbone fossile, l’extraction de charbon augmentant d’environ 70 %, la production de pétrole brut de près de 40 % et les flux de gaz naturel de plus de 80 %, avec une augmentation globale d’environ 55 % pour l’ensemble des combustibles fossiles. »

Le graphique Un combat difficile ci-dessous (A. Stanley, 2022) résume les transitions successives au niveau des combustibles depuis l’invention de la machine à vapeur et donne une bonne idée de l’ampleur de la tâche en ce qui concerne la décarbonation pour la transition en cours.

  1. La civilisation mondiale reste fortement dépendante des combustibles fossiles et la demande future de charbon et d’hydrocarbures augmentera dans de nombreux pays à revenu intermédiaire et faible.

Cette dépendance qui est aujourd’hui de 77 à 90% selon les unités de conversion, reste très élevée. Force est aussi de noter que le rythme de la décarbonation à l’échelle mondiale est contrarié par le fait que des « réalisations majeures en matière de décarbonisation au niveau national sont rapidement submergées par la hausse des émissions dans d’autres pays » selon Smil. A titre d’exemple, il rappelle que de 1992 à 2018, le Royaume Uni a réduit ses émissions de CO2 de 33%, soit en valeur absolue 190 Mt de CO2 lesquelles ont été entièrement absorbées par les émissions de l’Inde sur seulement deux ans, entre 2016 et 2018.

A ce constat s’ajoute celui de la disparité des consommations d’énergie per capita, de 295GJ aux États-Unis à 15GJ en Afrique, en passant par 25GJ en Inde, 97GJ en Chine et 150 GJ au Japon (AIE 1918 citée par Vaclav Smil). Cette disparité conduit à supposer que les pays asiatiques à revenu faible et modéré et les pays africains, connaîtront une croissance de leur demande en énergie et notamment en combustibles fossiles pour leurs industries et pour le transport. L’Inde et la chine ne prévoient pas de baisse de leur demande d’énergie et surtout de charbon dans les 20 prochaines années, selon Smil.

Le résultat est qu’une décarbonation progressive relativement rapide et continue dans les pays riches ne suffira pas à compenser la croissance des émissions en Asie et en Afrique. Smil en conclut que « toute suggestion selon laquelle la décarbonation mondiale peut être accomplie en seulement deux ou trois décennies est totalement irréaliste et irresponsable. »

  1. Dans la transition en cours, des secteurs faciles à décarboner côtoient des secteurs difficiles à décarboner pour lesquels il n’y a pas actuellement d’alternatives commerciales non carbonées.

On sait produire de l’électricité de façon sûre et efficace à partir des éoliennes et du solaire photovoltaïque. Ces technologies sont maîtrisées. Seuls des problèmes de sûreté et de stabilité des réseaux se posent quand la part de cette production intermittente dépasse un certain seuil. Des capacités de stockage importantes et des lignes d’interconnexion haute tension représentent une solution valable pour certains réseaux, souvent de petite taille et interconnectés à d’autres. Ce qui est bon pour le Danemark ne l’est pas forcément pour la Chine dont la plupart des villes moyennes sont plus peuplées que le Danemark. La croissance soutenue des capacités de stockage et la mise à contribution du nucléaire (s’il améliore son acceptabilité sociale) comme source de réserves tournantes, ouvrent des possibilités pour les grands réseaux.

Les vraies difficultés, en ce qui concerne la décarbonisation, se situent plutôt au niveau des secteurs dits difficiles à décarboner comme le chauffage urbain, le transport de masse aérien et maritime, les industries lourdes (cimenterie, aciérie, chimie organique pour la production de plastiques et d’engrais). Pour le transport, les faibles densités d’énergie des batteries existant (300Wh/kg contre 12 000Wh/kg pour les combustibles liquides) mettent hors de portée le transport aérien et le transport maritime intercontinental (tankers et porte-containers). Une variété de propositions et de techniques envisagées dans ces cas et dans l’industrie lourde pour se passer des fossiles (i.e. production d’hydrogène par électrolyse) n’ont pas encore atteint le stade de commercialisation à des coûts acceptables. Et il faut encore du temps, voire des décennies, pour produire les quantités annuelles requises.

Les faibles densités de puissance des sources intermittentes d’énergie et leur fiabilité posent des problèmes presque insolubles pour une décarbonisation rapide des mégacités, asiatiques notamment, et donc de l’approvisionnement énergétique mondial. Les pays comme l’Allemagne souvent cités en exemple pour les choix courageux qu’ils ont fait dans le sens de la décarbonisation de leur économie, piétinent. La part du charbon dans la production d’électricité de l’Allemagne est l’une des plus élevées en Europe actuellement, comme le prix de son électricité. Les baisses d’émissions de CO2 obtenues sont peu significatives, indique Smil.

Vaclav Smil termine son exposé sur les 6 réalités fondamentales des transitions énergétiques avec la remarque générale et la petite note d’espoir suivantes : « Aussi unique et sans précédent que puisse être la transition énergétique mondiale en cours, elle partage une caractéristique clé avec ses prédécesseuses : ce sera un processus graduel, multi-décennal et intergénérationnel avec des voies et des rythmes de progrès nationaux différents et divergents. Cependant, notre engagement envers l’innovation et de meilleures façons de gérer notre consommation d’énergie peut faire une réelle différence dans son rythme de progression ».

  1. Conclusion

Ce numéro du bulletin revient sur le thème de la transition énergétique dans une perspective visant à partager une information d’intérêt sur la spécificité de la transition en cours et sur quelques réalités fondamentales qui doivent être prises en compte si l’on veut la réussir.

En s’appuyant sur les travaux de Vaclav Smil et sur un article de Liaison Énergie Francophonie tiré de ces travaux, il revient brièvement sur la longue histoire de l’énergie et des transitions successives à travers :

  1. les sources d’énergie (plantes, animaux, biomasse, vent, soleil, charbon, pétrole, gaz, atome) qui les ont alimentées,
  2. les dispositifs de conversion (appareil digestif du chasseur-cueilleur, foyers à 3 pierres, fours, transistors…) qui les ont soutenues, et
  • les forces motrices (muscle du chasseur-cueilleur ou du cheval de trait, moulins à eau ou à vent, machine ou turbine à vapeur, moteur à combustion interne ou moteur électrique…) qui les ont mues et transformées.

Cela a permis i) d’appréhender des spécificités de ces transitions, ii) de mettre en lumière les réalités fondamentales de celle qui est cours et iii) de les présenter.

Voici quelques-unes de ces spécificités.

  • Les transitions sont des processus graduels, multi-décennaux et intergénérationnels avec cependant des voies et des rythmes de progrès nationaux différents et divergents, selon Smil. A l’échelle mondiale, le charbon minéral a mis 35 ans pour passer de 5% (1840) de l’approvisionnement mondial en énergie primaire à 25%, et 60 ans pour atteindre 50%. Dans le cas du pétrole, il a fallu 40 ans pour passer de 5% à 25%. Soixante (60) années ont été nécessaires pour le gaz naturel. A contrario, dans un pays comme le Japon, la part du pétrole dans l’approvisionnement en énergie primaire est passée de 6% à 72% en seulement 20 ans, entre 1950 en 1970.
  • Les transitions énergétiques passent non seulement par l’évolution des combustibles, mais aussi par la mise en place de nouveaux convertisseurs et de nouvelles forces motrices. Sans les turbines à gaz ou les moteurs à réaction, le kérosène issu du raffinage du pétrole n’aurait servi que pour l’éclairage. Il n’aurait pas révolutionné le transport avec l’aviation.
  • La domination d’une source d’énergie, d’un convertisseur ou d’une force motrice ne signe pas la disparition des autres. Le plus souvent, tous coexistent. La biomasse est toujours dans le décor. Le charbon n’est pas près de disparaître. Le muscle animal comme force motrice côtoie aujourd’hui les turboréacteurs et les moteurs électriques.

La transition énergétique en cours a d’autres spécificités qui la rendent unique. Ces spécificités tiennent de :

  • La principale raison qui la motive. Cette transition n’est pas due à des pénuries de ressources et à des prix excessifs, ni à la nécessité d’améliorer les rendements et d’accroître la fiabilité de l’approvisionnement. Les sources d’énergie qui l’alimentent sont abondantes, abordables et fiables. Les forces motrices sont performantes. Le seul objectif qui la motive, indique Smil, est l’élimination du carbone fossile de l’approvisionnement énergétique mondial.
  • L’ampleur qu’elle requiert. Une ampleur décourageante selon Smil, i) parce que, indique-t-il, notre dépendance aux combustibles fossiles est énorme (80 à 90 % selon les taux de conversion), ii) que la majeure partie de l’humanité, dans les pays en développement, en Asie du Sud-Est et en Afrique notamment, a besoin de plus d’énergie et iii) que cette dernière exigence ne peut être satisfaite par une expansion, même rapide, des énergies renouvelables.
  • Des caractéristiques (intermittence et faiblesse des densités d’énergie et de puissance) des sources d’énergie sur lesquelles cette transition doit se construire. Les technologies éoliennes et photovoltaïques sur lesquelles s’appuient la transition en cours sont aujourd’hui maîtrisées. C’est au niveau de l’intermittence de l’énergie qu’elles fournissent que se posent de sérieux problèmes de sûreté et de stabilité à partir de certains seuils dans les mix de production des réseaux qu’elles alimentent. Le stockage de l’énergie mis a contribution pour palier à l’intermittence doit encore progresser en termes de volume. En outre, ses densités d’énergie comparativement plus faibles (300Wh/kg pour les batteries contre 12 000Wh/kg pour les combustibles liquides) mettent hors de portée le transport aérien et le transport maritime intercontinental. A ces insuffisances s’ajoutent le manque d’alternatives commerciales non carbonées à la hauteur des besoins pour les secteurs difficiles à décarboner comme le chauffage urbain et les industries lourdes (Aciérie, cimenterie, …)

Il y a encore loin de la coupe aux lèvres comme le dit avec lucidité Vaclav Smil: « Toute suggestion selon laquelle la décarbonation mondiale peut être accomplie en seulement deux ou trois décennies est totalement irréaliste et irresponsable » ajoutant cependant, avec un certain optimisme, que « notre engagement envers l’innovation et de meilleures façons de gérer notre consommation d’énergie peut
faire une réelle différence dans le rythme de progression de la décarbonation »

 

 

Annexes

La infographie suivante tirée de l’article d’Andrew Stanley cité plus haut, donne un aperçu illustré de l’évolution dans le temps de la part des différentes sources d’énergie introduites dans le mix énergétique au cours de la dernière période allant de la fin du 17e siècle jusqu’au du 21e siècle.

 

 

Les graphiques suivants tirés des travaux de Vaclav Smil et de l’article de LEF 93 cité ci-dessus complètent cette infographie avec une plus longue perspective tant pour l’évolution des combustibles que pour celle des forces motrices.

[1] Daniel Yergin, La transition Énergétique ne sera pas de tout repos, décembre 2022, https://www.imf.org/fr/Publications/fandd/issues/2022/12/bumps-in-the-energy-transition-yergin

[2] Andrew Stanley, Transitions énergétiques, décembre 2022, https://www.imf.org/en/Publications/fandd/issues/2022/12/picture-this-energy-transitions

[2.1] Vaclav Smil est professeur émérite à la Faculté de l'environnement de l'Université du Manitoba à
Winnipeg, Manitoba, Canada, https://en.wikipedia.org/wiki/Vaclav_Smil

[3] Vaclav Smil, Numbers don’t lie, October 2022, https://vaclavsmil.com/wp-content/uploads/2022/10/10.Numbers.Decarbonization.pdf

[4] Vaclav Smil, Energy in World History, 1994, West View Press

[5] Vaclav Smil, World History and Energy, 2004, https://vaclavsmil.com/wp-content/uploads/docs/smil-article-2004world-history-energy.pdf

[6] Vaclav Smil, Energy Transitions : History, Requirements, prospects, 2010, PRAEGER, https://www.amazon.ca/Energy-Transitions-History-Requirements-Prospects/dp/0313381771?asin=0313381771&revisionId=&format=4&depth=1

[7] Sibi Bonfils, La transition énergétique au crible de l’Histoire, 2013, http://www.ifdd.francophonie.org/media/docs/publications/542_LEF93_web.pdf

[8] Ces statistiques tirées du World Energy Outlook 2011 de l’AIE correspondent à l’état des lieux de la fin du 20e siècle et début du 21e.

[9] Vaclav Smil, Examining energy transitions : A dozen insights based on performance, ELSEVIER, 2016, https://vaclavsmil.com/wp-content/uploads/2010/02/2016-ERSS-Debating-Energy-Transitions-1.pdf

[10] Vaclav Smil, Energy Transitions: Fundamentals in Six Points, Enero N°8 2020, https://www.funcas.es/wp-content/uploads/Migracion/Articulos/FUNCAS_PE/009art03.pdf