Batteries : des effets dominos qui boostent la transition énergétique

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Bulletin GSI, mars 2024

Batteries : des effets dominos qui boostent la transition énergétique

Sibi Bonfils GSI

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Introduction

Courant décembre 2023, Dan Walter et ses collègues ont publié un article de fond intitulé X-Change : Batteries, The Battery Domino Effect[1] (Changements-X : Batterie, l’effet Domino).

L’article recense, dans un premier temps, les changements importants, exponentiels indique-t-il, intervenus dans le domaine des batteries au cours des dernières décennies, s’agissant notamment de la hausse des densités énergétiques, de la baisse des prix, de la croissance de la demande, de l’accélération des innovations, décrivant par la suite l’effet domino qui en résulte tant aux niveaux sectoriels que nationaux en soulignant, au passage, combien ces évolutions ont le plus souvent été sous-estimées par les experts.

Dans un second temps, il passe en revue les dynamiques, allant se renforçant, qui sont en jeu dans ces changements, à savoir l’augmentation de l’action politique, l’accroissement des investissements privés, la chute continue des prix et la croissance soutenue des densités énergétiques, toutes susceptibles i) de renforcer les effets dominos déjà observés, ii) d’en provoquer de nouveaux et iii) de faire sauter certaines barrières sectorielles.

Il montre, en dernier lieu, les implications d’une croissance soutenue de l’industrie des batteries telles qu’elles résulteraient de ces dynamiques : une augmentation significative de la demande de batteries, l’extension de l’effet domino des batteries à l’ensemble du transport routier, compromettant ainsi plus de la moitié de la demande de combustibles fossiles, mettant de la sorte à portée de main l’atteinte des objectifs climatiques de moyen et de long termes.

Ce numéro du bulletin porte sur la première partie de l’article, c’est-à-dire sur les changements exponentiels intervenus dans le domaine des batteries au cours des dernières décennies. Le renforcement des moteurs de ces changements et son impact seront traités dans le numéro d’avril.

Des changements exponentiels

La demande de batteries a connu une croissance exponentielle au cours des dernières décennies avec un taux annuel moyen de 33 %, selon les auteurs. Voici comment ils décrivent les changements majeurs, exponentiels indiquent-ils, à l’origine de cette croissance remarquable : la densité énergétique a augmenté, les coûts ont chuté, et la demande s’est accrue, l’offre a suivi, l’innovation s’est accélérée, le tout créant un cycle de progrès auto-entretenu et un effet domino ayant i) permis l’entrée des batteries sur de nouveaux marchés tant aux niveaux sectoriels que nationaux, et ii) provoqué un rythme de changement que les experts continuent de sous-estimer.

Dans ce qui suit, chacun des facteurs de ce changement est repris et présenté avec des graphiques qui illustrent son évolution.

Les Batteries et la transition énergétiques

« Les batteries accomplissent de nombreuses tâches importantes dans les transitions vers les énergies propres. Les véhicules électriques réduisent la demande de pétrole dans les transports – et le stockage par batteries permet aux énergies renouvelables de réduire les besoins en charbon et en gaz naturel dans le secteur de l’électricité. Dans le même temps, les batteries apportent des avantages en matière de sécurité énergétique en rendant les réseaux plus stables et plus fiables, et en offrant la flexibilité nécessaire pour mieux adapter la production éolienne et solaire aux besoins des consommateurs », Fatih Birol, Directeur exécutif de l’AIE[2]

Source : IEA, 2024

Augmentation de la densité énergétique

La densité énergétique est définie ici comme la quantité d’énergie par unité de poids. Les auteurs l’expriment en Wh/kg.

L’évolution des densités énergétiques a été un facteur déterminant dans les grands bouleversements qu’a connus le transport. Son augmentation sensible avec les combustibles fossiles a rendu possibles des forces motrices embarquées du fait de leur faible ratio poids sur puissance unitaire. La baisse spectaculaire de ce ratio avec les machines à vapeur, les moteurs à combustion interne, puis les moteurs à réaction a permis le transport ferroviaire, routier, aérien puis supersonique.  

En ce qui concerne les batteries, les auteurs rappellent qu’en 1900, elles alimentaient le tiers des voitures en circulation aux États-Unis. Elles ont cependant fini par être déclassées par les combustibles fossiles et les moteurs à combustion interne dont la densité énergétique était bien plus importante et donc le ratio poids/puissance bien plus faible.

C’est seulement au cours des années 90, grâce à des innovations décisives qui ont permis d’augmenter leur densité énergétique, que les batteries ont repris du poils de la bête avec de nouvelles applications dans l’électronique, et notamment dans l’alimentation des téléphones et des ordinateurs portables. L’entrée des batteries lithium-ion sur le marché, avec des densités énergétiques encore plus élevées, a rendu possibles de nouvelles applications, dont notamment l’électrification du transport à motos et en tricycles, en voitures et en camions légers.

Si le rythme de croissance actuelle des densités énergétiques se maintient, les poids lourds et même l’aviation deviennent des cibles atteignables par les batteries, indiquent les auteurs.  C’est ce que suggère le graphique ci-dessous montrant l’évolution, par décade, des densités énergétiques des batteries de haut de gamme.

Le graphique ci-dessous montre, lui, l’évolution de la densité énergétique en fonction de la taille du marché des batteries de haut de gamme. On observe une croissance moyenne de l’ordre de 18% après 2012, soit plus que le double de la période précédente.

Ce qui suggère une accélération dans le rythme des innovations dont le potentiel, selon les auteurs, reste important pour les batteries. On n’est qu’au début de l’exploitation de ce potentiel au regard de la variété des propriétés chimiques des nombreux matériaux, lithium, sodium, nickel, cobalt, manganèse et autres, qui peuvent les composer, indiquent-ils.

Chute des coûts

Les coûts des batteries ont chuté au fur et à mesure que l’innovation s’accélérait et que l’adoption des batteries augmentait. Selon les auteurs, cette baisse a suivi de près la loi Wright.

Loi de Wright[3]

Cette loi doit son nom à l’ingénieur américain Theodore Wright, qui l’a remarquée pour la première fois dans les années 1930. Elle prévoit que chaque doublement cumulatif de la production mondiale d’une technologie réduira son coût d’un pourcentage constant.
Pour un produit donné, cet effet s’explique par l’expérience accumulée, la dextérité acquise (moins d’hésitations, plus d’automatismes) mais aussi par les gains obtenus grâce à la mise en place de procédures et de standards ainsi que la capacité à mieux exploiter les machines comme le système d’information mis en place. En production de masse, il est difficile de distinguer la courbe d’expérience des gains d’échelle.

Source : Blue Lean consulting, 2016

Le pourcentage constant de réduction des prix à chaque doublement de leur déploiement a été de 19% depuis la première introduction de la batterie lithium-ion en 1991, indiquent les auteurs, soit un taux d’apprentissage de 19%, qui est monté, au cours des deux dernières décennies, à 29%, suggérant une certaine accélération de la courbe d’apprentissage.

Augmentation de la demande

L’augmentation de la densité énergétique et la baisse soutenue des coûts ont rendu les batteries encore plus attractives, avec notamment l’électronique comme moteur de leur adoption et de leur croissance. Les camescopes, les téléphones portables, les ordinateurs portables et des applications de niche comme le Smart Grid, ont poussé la croissance jusqu’à 33% l’an pendant trois décennies, indiquent les auteurs.  Les années 2010 ont vu l’entrée en scène du transport qui a pris le relais et porté le taux de croissance de la demande de batteries au niveau record de 41% en moyenne par an depuis 2014, avec un doublement tout les deux ans. L’extension du marché qui en a résulté est venue i) renforcer le cycle de progrès auto-entretenu au niveau des densités énergétiques et des coûts, et de la sorte ii) ouvrir aux batteries de nouvelles niches conduisant à une augmentation rapide de leur demande, comme en témoigne le graphique ci-dessous.

Une offre au rendez-vous

L’offre de batteries a suivi la croissance rapide de la demande avec la mise à l’échelle tout aussi rapide de la chaîne d’approvisionnement, notamment par la construction d’immenses usines de production de batteries et l’extension des secteurs miniers idoines.

La capacité de production de batteries a été multipliée par 42 pour un facteur multiplicateur de la demande de seulement 24, indiquent les auteurs. Le marché des capitaux est on ne peut plus dynamique. « Aujourd’hui, les investissements dans les usines de batteries (45 milliards de dollars en 2022) sont considérablement plus élevés que les investissements dans les usines solaires et éoliennes combinées (33 milliards de dollars) », selon des sources citées par les auteurs. On compterait aujourd’hui 240 giga-usines de production de batteries dans le monde. Elles devraient être 400 en 2030.

De nombreux secteurs miniers connaissent aujourd’hui des turbulences dues au rythme effréné de la demande de minéraux induite par l’augmentation de la demande de batteries. Selon l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) citée par les auteurs, les batteries des véhicules électriques représentaient, en 2022, 60 % de la demande de lithium, 30 % pour le cobalt et 10 % pour le nickel. C’est à pas forcés que ces secteurs se mettent à niveau avec l’entrée en scène de grands joueurs comme Exxon, notamment dans l’extraction du lithium.

Les défis environnementaux et socio-économiques que ces mises à l’échelle rapides des secteurs miniers posent sont sans équivoque.

Accélération de l’innovation

L’accélération de l’innovation a concerné aussi bien la technologie des batteries que la conception et les modèles d’affaire

Les investissements en R&D ont suivi des trajectoires semblables à celles des investissement dans les usines de production de batteries. Les recherches fondamentales et en laboratoire qui ont permis d’accroître les densités énergétiques et la baisse des coûts ont bénéficié des financements idoines. La progression du nombre de brevets déposés par année en témoigne. Les auteurs citent des sources affirmant que le nombre de brevets déposés en 2018 (l’année la plus récente pour laquelle des données complètes sont disponibles) était plus de deux fois supérieur à celui des sept années précédentes. Ce qui donnerait à penser que l’innovation continue de s’accélérer, ouvrant la perspective à de nouvelles percées technologiques dans les années à venir.

Du côté des modèles d’affaire et de la fourniture des services de batteries, les percées ont été remarquables. En concevant ses voitures autour de la batterie afin d’optimiser leur coût et leurs performances opérationnelles, et en mettant en place de grands réseaux de recharge rapide pour réduire l’anxiété liée à leur autonomie, Tesla a raflé la mise sur le marché des véhicules électriques. Les auteurs citent des entreprises comme Sun Mobility, en Inde, qui ont adopté avec succès comme modèle d’affaire l’échange de batteries pour les petits véhicules de transport, les scooters et les cyclomoteurs. Pour les batteries stationnaires, notamment celles reliées aux réseaux électriques, des baisses substantielles de coût ont été obtenues grâce à des procédés de production et des produits dédiés. Dans l’aviation, des entreprises se distinguent avec des modèles d’affaire et de fourniture de services ciblant des itinéraires plus court réalisables avec des batteries.

L’augmentation rapide, au cours de la dernière décennie, des investissements en capital-risque dans les entreprises en phase de démarrage ou de croissance est le signe du dynamisme du marché des batteries. Les graphiques ci-dessous en témoignent.

L’effet domino

L’effet domino qu’a connu la diffusion des batteries a été d’abord sectoriel avant de devenir national.

Au niveau sectoriel, l’électronique a été le point de départ. Ce secteur ne peut aujourd’hui s’imaginer sans les petites capsules ou bouteilles d’énergie. C’est aujourd’hui le tour du transport d’entrer dans la danse avec les véhicules deux-et trois roues, les bus et les voitures. Les auteurs indiquent que 50% des bi- et tricycles vendus actuellement dans le monde sont électriques. Le chiffre est 40% pour les bus. Les voitures électriques ont atteint un point de basculement. Les files d’attente chez les concessionnaires pour ces véhicules en témoignent. « Les chiffres du début 2023 montrent que près de 20 % des ventes mondiales de voitures sont aujourd’hui des véhicules électriques », précise l’article. La parité de coût total d’achat et d’exploitation entre ces véhicules et les véhicules à essence suggère une accélération du basculement. Les graphiques ci-dessous illustrent ces évolutions.

Au plan national, la Chine a été clairement à l’avant-garde de la révolution des batteries, indiquent les auteurs. Les gouvernements dans le monde entier, et notamment dans les pays occidentaux réalisent que le batteries sont un élément essentiel de la transition énergétique et donc de leur avenir et de leur sécurité énergétique. Les batteries sont ainsi rentrées dans le jeu de la concurrence géopolitique. Ce qui devrait accélérer l’innovation et leur mise à l’échelle, suggèrent les auteurs. Ci-dessous, une représentation de la situation actuelle du marché des batteries pour différents pays et régions.

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La chine est de loin le chef de file tant au niveau de la demande de batteries que de leur offre, devançant largement les États-Unis et l’Union Européenne.

En 2015 déjà, les ventes de véhicules électriques deux-roues y dépassaient les 50 %, contre 0 à 1 % dans l’UE et aux États-Unis, selon les auteurs. Au niveau des bus, les ventes y ont dépassé 50 % en 2020, contre environ 10 % dans l’UE et aux États-Unis.

Au niveau de l’offre, l’article affirme que 77% des batteries consommées dans le monde sont fabriquées en Chine, ajoutant que la position de leader de ce pays ne se limite pas au volume. La Chine a également fait des progrès remarquables en matière d’innovation et de brevets, indique-t-il. « Un excellent exemple des efforts pionniers de la Chine est le récent dévoilement par CATL de sa cellule de batterie de pointe de 500 Wh/kg », précise-t-il.

Les enjeux de sécurité énergétique alimentés par les tensions géopolitiques de nature et d’origines plus ou moins explicites poussent aujourd’hui les pays occidentaux et leurs alliés à mettre les bouchées doubles pour rattraper leur retard. Ils ont pris diverses mesures législatives visant à promouvoir la fabrication nationale de batteries et le développement de technologies d’énergie propre. Les lois Repower EU en Europe et Inflation Reduction Act aux États-Unis ont mis en place des programmes ciblés comprenant la promotion de véhicules électriques, l’installation de batteries stationnaires de grande capacité, la production nationale de batteries avec des mesures appropriées pour l’approvisionnement en minéraux critiques.

Une évolution sous-estimée par les experts

Les experts, parmi les plus chevronnés, n’ont pas réussi à anticiper l’ampleur des changements profonds et rapides qu’a connus le secteur des batteries.

En ce qui concerne la densité énergétique des batteries, des hypothèses considérant implicitement, au moment des analyses, qu’elle ne s’améliorerait pas, ont conduit à rejeter des applications des batteries qui ont cependant fini par s’imposer. On a ainsi considéré que les ordinateurs portables, du fait de la faible densité énergétique des batteries, n’allaient être utilisés que dans quelques niches, par exemple dans l’armée. Pour les voitures électriques, les niches envisagées étaient de petits véhicules dans des environnements densément peuplés comme les villes. La réalité a plus que largement dépassé l’imagination des experts pour les portables. Les voitures électriques sont, elles aussi, en train de faire mentir les experts.

Les coûts des batteries ont, eux, toujours été surestimés comme on peut le voir sur le graphique ci-dessous. Les auteurs indiquent par exemple que les prévisions datant d’à peine cinq ans ont surestimé le coût actuel des batteries d’un facteur 2.

Le résultat de la sous-estimation de la densité énergétique des batteries et de la surestimation de leur coût a été une sous-estimation notoire de la croissance de leur demande. Les auteurs citent les quatre dernières prévisions de l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) annonçant toutes une demande inférieure à 700 GWh/an en 2025, un niveau qui a déjà été dépassé en 2023. Le graphique ci-dessous en rend explicitement compte.

Conclusion

La demande de batteries a connu une croissance exponentielle au cours des dernières décennies. Une augmentation continue des densités énergétiques et une baisse soutenue des coûts sous-tendaient cette croissance. Elles ont permis aux batteries de sortir des niches où les experts croyaient pouvoir les confiner, conquérant des parts de plus en plus importantes du marché des combustibles fossiles et aussi de l’électricité avec comme premiers trophées l’électronique grand public et spécialisé, les cyclomoteurs, les véhicules légers, puis les autobus.

Les batteries sont aujourd’hui à l’assaut des voitures particulières et de l’alimentation des grands réseaux de distribution de l’électricité. Le cycle de progrès auto-entretenu que crée le cercle vertueux – augmentation des densités énergétiques – baisse des coûts – croissance de la demande – hausse de l’offre – accélération de l’innovation – est à l’origine d’un effet domino qui accélère leur diffusion tant aux niveaux sectoriels que nationaux.

Les batteries sont ainsi en train de devenir un élément essentiel de la transition énergétique et donc de l’avenir et de la sécurité énergétiques des nations, entrant de la sorte dans le jeu de la concurrence géopolitique, un jeu moins vertueux certes, mais susceptible d’en accélérer l’évolution et la mise à l’échelle.


[1] Daan Walter, Kingsmill Bond, Sam Butler-Sloss, Laurens Speelman, Yuki Numata, Will Atkinson, X-Change : Batteries, The Battery Domino Effect, December 2023, https://rmi.org/wp-content/uploads/dlm_uploads/2023/12/xchange_batteries_the_battery_domino_effect.pdf

[2] International Energy Agency (IEA), High-level IEA workshop on the importance of batteries in clean energy transitions, February 2024, https://www.iea.org/news/high-level-iea-workshop-brings-together-international-thought-leaders-to-discuss-the-importance-of-batteries-in-clean-energy-transitions

[3] Blue  Lean Consulting, La courbe d’apprentissage ou courbe de Wright, 2016, : https://www.bluelean.fr/blog/production/courbe-d-apprentissage-ou-courbe-de-wright.html